Même si c'est la nuit.

Vincent Ceraudo aime à prendre des photos la nuit,
en utilisant un flash afin de créer un fort éblouissement, manière
de perturber le regard, de contraindre le champ de vision à se
déplacer quelque peu. Des préceptes qui semblent gouverner un travail
porté par une investigation constante des limites, de ce qui est perceptible
et acceptable tant par l’œil que par la conscience, non sans générer un
trouble qui devient le véritable ciment de son œuvre.
Ausculter les franges de la réalité psychique et objective lui permet de glisser
vers les à-côtés, vers des territoires indistincts. Comme dans cette série
de clichés initiée en 2012 et toujours en devenir intitulée Transfer, qui consiste
à aller photographier partout où ils sont conservés, sobrement sur fond noir
et avec un éclairage légèrement dramatisé facteur de contrastes prononcés,
des objets ordinaires ayant été modifiés par télékinésie dans le cadre
d’expériences scientifiques ; des expériences et des images dans lesquelles la
rationalité est un rien mise à mal. Dans une de ses récentes vidéos, curieuse
est cette image de la Tour Eiffel étrangement coincée entre une végétation
aux accents tropicaux, inhabituelle en terre parisienne, et en arrière-plan des
immeubles de grande hauteur disgracieux et sans âme aucune, parfaitement
étrangers eux aussi à l’architecture des beaux quartiers.
À la vision s’installe alors l’idée que l’œil fait face à un décor, à un paysage
factice, que ce qui est donné à voir n’est qu’une construction de l’esprit,
une fiction bâtie de toutes pièces afin d’alimenter l’appétence d’un spectateur
en mal de curiosités ou de sensations bizarres. Embarquée sur un drone,
une caméra survole des avenues hausmanniennes tout ce qu’il y a de plus
régulières et des jardins à la française parfaitement ordonnés, jusqu’à ce qu’une
fois encore le regard semble dériver vers une anomalie, une construction en toc
ou des terrains vague. Le titre de la vidéo a d’ailleurs de quoi faire quelque peu
« frémir », qui d’emblée corrèle l’image
à une forme d’anormalité : Paris City Ghost (2015).
Aussi iconique soit-il – la ville de Paris et ses principaux emblèmes –,
le lieu observé serait donc fantomatique ; une fiction disait-on.
Sauf que cette fiction est tout ce qu’il y a de plus réel puisque construite en
dur dans une banlieue de la ville chinoise de Hangzhou, avec l’ambition d’y
être un véritable lieu de vie. En plus de pointer ce curieux paradoxe l’artiste,
en s’intéressant à cette réplique distante de plus de 10 000 kilomètres de son
environnement quotidien, joint une sensation physique à un état de trouble
généré par la découverte de ce double qui se voudrait parfait mais
ne l’est finalement pas vraiment, et dont l’enregistrement flottant semble
donner corps à la sensation d’un réel qui échappe et se voit presque dépasser
par son faux alter ego. Chez Vincent Ceraudo, entretenir le trouble et une
forme d’instabilité et s’interroger sur la part d’illusion que comporte le réel,
souvent s’accompagne également d’une volonté d’investir les interstices
et les marges. Ainsi dans un récent projet, In search of the inaccessible
(À la recherche de l’inaccessible, 2015), s’est-il associé à un agent de voyage
hongkongais afin de réaliser une folle envie : partir à la recherche du pole
d’inaccessibilité terrestre, soit le point du globe le plus éloigné de tous
les océans, situé en Chine dans le nord du Xinjiang, à proximité de la
frontière avec le Kazakhstan, en plein désert de Gurbantünggüt.
L’enquête a viré à l’aventure, où à partir de la ville d’Ürümqi plus de
six cents kilomètres ont été parcourus en pick-up avant de devoir terminer
à pieds sur une dizaine d’autres afin de rejoindre ce fameux point
aux coordonnées 46°16'58,8 N.A 88° 7' 58.8" E
En échange du financement de ce voyage, l’artiste s’est engagé à
réaliser pour le professionnel une bande-annonce vidéo, sorte de clip
promotionnel narrant ce voyage avec un accent décalé, toujours.
Mais plus qu’un terrain d’exploration en lui-même, le lieu devient là plutôt un
alibi utile à l’entretien du doute et d’une désorientation récurrente dans son
travail, qui là encore se charge d’une forme d’instabilité dans la détermination
de ce qui est par la conscience acceptable en tant que réel. Le cliché documentant
ce point d’inaccessibilité pourrait en effet n’être lui aussi qu’un décor, un mirage,
une illusion, tant il ne porte finalement rien de spécifique ni de caractéristique
en lui-même. Les interstices et la perte, c’est aussi ce que met en jeu un subtil
projet exécuté en Sardaigne sur les traces d’August Sander,
An evidence of what does not exist (Une preuve de ce qui n’existe pas, 2013).
Le photographe s’y rendit en 1927 en compagnie de l’écrivain Ludwig Mathar,
avec à l’esprit l’idée d’un futur ouvrage. De passage dans la commune de Villasor,
Sander prit trois clichés que Ceraudo, lors d’une résidence au même endroit,
tenta de répliquer. Près d’un siècle plus tard le paysage s’est transformé
mais toujours demeure une certaine permanence des lieux. De ses trois
images l’artiste a placé, sans le révéler à personne, les négatifs
au sein des archives photographiques de la ville qu’il était allé consulter,
participant ainsi à la constitution d’une fausse mémoire historique,
qui elle également prend appui sur des éléments tangibles d’une réalité.
Cultiver la part d’incertitude, le doute et la désorientation trouve souvent à se
manifester sur un double terrain d’expression, à la fois physique et psychique,
comme c’est le cas dans sa première œuvre vidéo qui prend la forme d’une
double projection. Avec The distance between you and I (La distance entre
vous et moi, 2014), l’artiste s’intéresse une fois de plus à la capacité de
perception et de vision dans des conditions hors normes. Conviant dans
son atelier, à des moments différents, deux personnes dotées de capacités
de perception extrasensorielles, il leur a demandé de tenter de deviner en
temps réel les lieux dans lesquels il s’est lui-même rendu précisément aux
mêmes moments – à savoir les deux sites de l’Observatoire de Paris –,
sans que cette information n’ait été divulguée à quiconque et n’ait donc pu
leur être transmise. Les deux films donnent à voir un montage entre
ces recherches et tâtonnements des deux protagonistes réfléchissant à
haute voix et griffonnant sur du papier, et la découverte des lieux filmés
de manière flottante par l’artiste sur le mode de la caméra subjective,
comme pour mieux brouiller les pistes quant à l’origine du regard et
conférer à l’image un statut « flou », indéterminé. Il est notable que dans
le travail de Vincent Ceraudo le défi des normes et de la rationalité ne
s’adresse pas seulement au regard mais aussi à la création, qui partout
cherche à explorer un champ instable de la conscience. Dans une série de
photos intitulée Á demi conscience (2012), l’artiste s’est de la sorte laissé
porter par des états de conscience altérée, afin de réaliser au cours de la
nuit des sculptures confectionnées avec des objets prélevés à proximité
immédiate, dans son environnement domestique, avant de les photographier
pour n’en conserver plus que la trace. Cette constante capacité à croiser
réel et irrationnel, conscient et inconscient, naturel et fiction, se nourrit
également d’un mode de travail qui n’est pas anodin et le conduit, sans
chercher à le systématiser ni à l’automatiser, à souvent prendre des notes
et recueillir des idées à des moments de conscience perturbée par la fatigue,
très tard le soir ou tôt le matin. Beaucoup ne restent que des impressions
contribuant à l’alimentation d’une pensée elle aussi bercée par l’incertitude.
Mais toutes constituent une paradoxale mise en alerte de l’esprit…
même si c’est la nuit.

Frédéric BONNET

2015